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BOUDARD AVEC CELINE
A partir du moment où j'ai lu Céline, où j'ai compris
Céline, je me suis dit : " La littérature n'est pas
une chose fermée. " J'ai trouvé chez lui un langage
qui venait de la rue, qui n'était pas celui des livres
que j'avais lus jusque-là (...) On est en taule, il fait
froid, on a faim - c'était dur, tu sais la prison à ce
moment-là -, et on lit tout d'un coup Voyage au bout
de la nuit, qui est livre d'un pessimisme total.
Mais ce qui vous ragaillardit, c'est la force... C'est
la force de l'écriture qui vous tient, ce n'est pas le
reste. Un truc mièvre, con, qui te met du baume au cœur
pour te raconter la vie, un roman plein d'espoir, où
tout va bien, ça tombe à côté... En tout cas, en ce qui
me concerne.
Alphonse Boudard
***
In memoriam Alphonse Boudard
Alphonse Boudard est décédé le 14 janvier suite à un
malaise cardiaque. Il avait 74 ans. La dernière fois que
je l'ai vu, c'était à Nice durant l'été 1998, avec
Pierre Monnier, Michel Mouls et Augusta Nyssen. Nous
avions déjeuné ensemble et, comme on s'en doute, Céline
avait tenu une grande place dans notre conversation.
Nous avions également parlé de sa pièce de théâtre
qu’une troupe d’amateurs donnait alors à Paris. Très
gentiment, il m’avait remis une invitation pour aller la
voir.
En mars 1991, il avait participé à notre Journée
Céline, en compagnie de ses amis Paul Chambrillon et
Pierre Monnier, ainsi que de Serge Perrault et Jean
Bastier qui avait donné la primeur de ses recherches
sur Céline cuirassier. Il avait écouté la
conférence avec beaucoup d’attention. Au cours d'une
table ronde les réunissant tous les quatre, il avait,
avec la verve qu'on lui connaît, évoqué quelques
souvenirs, notamment sa visite à Meudon en compagnie
d'Albert Paraz.
Jamais il n'avait fait mystère de l'influence
déterminante que Céline eut sur son œuvre. Sa Méthode
à Mimile, pastiche d'une méthode pour enseigner une
langue étrangère – dans ce cas-ci, l'argot, dont il
était orfèvre – constitue un instrument précieux pour
tous les céliniens. Lors de l'édition de la trilogie
allemande dans La Pléiade,
Henri Godard avait reconnu sa dette, et fit même appel à
lui pour l'aider à caractériser le niveau linguistique
et parfois même le sens d'un certain nombre de mots.
Juste reconnaissance des mérites de l’écrivain qui se
déclarait " bilingue français-argot ".
Sur celui qui demeurait son grand modèle littéraire,
il disait : " À partir du moment où j'ai lu Céline,
où j'ai compris Céline, je me suis dit : " La
littérature n'est pas une chose fermée. " J'ai trouvé
chez lui un langage qui venait de la rue, qui n'était
pas celui des livres que j'avais lus jusque-là. (...) On
est en taule, il fait froid, on a faim – c'était dur, tu
sais, la prison, à ce moment-là –, et on lit tout d'un
coup Voyage au bout de la nuit, qui est livre
d'un pessimisme total... Mais ce qui vous ragaillardit,
c'est la force... C'est la force de l'écriture qui vous
tient, ce n'est pas le reste. Un truc mièvre, con, qui
te met du baume au cœur pour te raconter la vie, un
roman plein d'espoir, où tout va bien, ça tombe à
côté... En tout cas en ce qui me concerne. "
Mais s'il avait retenu la grande leçon célinienne,
Alphonse Boudard avait su se démarquer de son modèle, et
créer une œuvre originale, à la fois faite de romans, de
chroniques, d'enquêtes historiques et de souvenirs, dont
le splendide Mourir d'enfance écrit sur sa mère.
Comme l'a bien souligné François Bott, il a inventé son
propre langage, très savoureux, " où les
gauloiseries, les truculences et l'argot des voyous
rencontrent la petite musique des nostalgies ".
C'est aussi ce qu'a relevé Frédéric Dard, autre écrivain
marqué par Céline, dans la préface à une édition
collective de ses romans :
" Comme Céline, Boudard écrit en vers ; mais la chose
ne se remarque que lorsqu'on pose son bouquin pour
attaquer celui d'un autre. On ne s'en était pas aperçu
en cours de lecture. Il nous avait emballé en douce
(pardon : en loucédé), le bougre ! Mine de rien, avec
ses phrases brèves et percutantes. On les avalait sans
se méfier. On n'entendait pas la musique ; elle nous
investissait à la langoureuse : on avait les trompes
d'eustache dans les yeux. Mais à la fin du book on était
plein d'elle ; vibrant de sa résonance profonde. Musique
voyouse et tendre. Musique d'âme qui fait la sourde
oreille. La pudeur ! Il en déborde jusqu'en ses plus
impudiques déballages, le grand Alphonse. Il enveloppe
ses violettes dans du papier de boucher. Cheval de Troie
du sirop d'âme. Et les miasmes des temps lointains, il
les camoufle en rigolades. "
Tout est dit. Pour saluer ce petit maître qui était
aussi un grand bonhomme, Le Bulletin célinien a
voulu lui consacrer ce bouquet d'hommages. Seuls les
snobs s'en formaliseront.
Marc
LAUDELOUT
***
MA VIE PLEINE DE TROUS... racontée à Daniel Costelle
Et
Céline... j'ai rencontré Céline... Tu sais, y a
longtemps, c'est vraiment dans les profondeurs, ça, j'ai
un peu travaillé pour Albert Paraz qui était le grand
laudateur de Céline, qui criait partout : " Mais vous ne
voyez pas que c'est le plus grand ? Sartre c'est de la
merde à côté, Hemingway c'est rien du tout ! " Et Paraz
pour me faire plaisir, m'envoie chez Céline. Y avait
d'énormes chiens qui le défendaient, ils tournaient
autour de moi, les bestiaux, c'était impressionnant et
Céline arrive : " Ah, je vous attendais pas, j'ai du
travail, gna-gna. "
Il me fait assoir sur un banc, me fait parler de
Paraz, qui habitait à Vence. Alors, timidement, je lui
raconte ce qui me passe par la tête, qu'un jour il y
avait des voisins qui avaient brûlé des herbes, ça
faisait de la fumée partout. Paraz était arrivé avec un
seau de flotte pour éteindre, il avait fait un faux
mouvement et envoyé la flotte à la figure de son voisin.
Et ça, ça intéresse prodigieusement Céline, il se met à
se marrer, il dit : " Merde, alors, un seau de merde...
" Je rectifie, non, un seau d'eau... Mais c'est fini :
pour Céline, j'avais lancé le seau de merde, mis des
seaux de purin à la gueule du voisin. C'était la
transfiguration célinienne. Du coup, il s'est intéressé
à moi, il m'a posé des questions. Je lui ai dit que
j'étais tubard, à ce moment-là j'avais mes deux
pneumothorax, et je me suis mis à parler de ça avec
Céline.
Moi j'étais très au courant, j'étais vraiment dans le
bain, et je me suis aperçu que Céline était en retard
d'une vingtaine d'années en ce qui concernait la
tuberculose. Il te parlait du Résorcine-Verne, un test
qui se faisait plus du tout, il avait des notions qui
dataient de 1935, il ne s'était pas recyclé, il disait
qu'il avait des tas de livres de médecine, je les ai
vus, des grosses encyclopédies qui me paraissaient u peu
vieillottes. Je crois qu'il y avait chez Céline le désir
peut-être, au fond, d'être un génie médical, qu'il n'a
pas été, alors qu'il est devenu un génie littéraire.
Céline a écrit quelque part : " On est toujours le
contraire de ce qu'on écrit. On a sous le texte qu'on
lit un généreux, on rencontre un avare ; on croit un
séducteur, on rencontre un con qui emmerde les bonnes
femmes... mais pas toujours... "
Céline c'était bien lui, rigolard et geignard et fou.
J'en ai connu un autre : je veux dire un autre Céline,
un personnage complètement célinien, c'était le peintre
Gen Paul. Je l'ai beaucoup aimé, on a été très amis et
bon, il est mort maintenant... j'allais le voir souvent
dans son atelier de l'avenue Junot... j'aimais ses
tableaux... qu'on pourrait situer du côté d'Utrillo, ou
de Soutine. Il avait fait aussi les illustrations pour
le Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit...
Céline parle de Gen Paul dans différents textes. C'est
comme chez Céline, il exagérait immédiatement ! Gen Paul
avait été amputé d'une jambe à la guerre de 14, et pour
Céline, c'était les deux jambes, il le fait
cul-de-jatte, il l'appelle Tronc ! Ça mettait Gen Paul
hors de lui...
" Ça fait fuir les gens, cette connerie... je ne
vends plus de tableaux à cause de ça... "
C'était tout à fait normal, inévitable, que Céline
rencontre Gen Paul : il aurait pas pu rencontrer,
s'intéresser à Dufy ou Matisse : Gen Paul, c'était
Montmartre, une expression totalement montmartroise.
C'était un personnage totalement célinien. D'abord, sa
jactance, surtout quand il avait un coup dans la crête,
son débit, célinien... Autour de lui l'ambiance était
complètement celle que l'on retrouve dans les livres de
Céline, il avait un esprit qui était très près de celui
de Ferdinand, quelque chose qui venait profondément de
la rue, qui passait par le pavé. J'ai eu l'impression
qu'il avait beaucoup servi de modèle à Céline, qui s'en
était servi comme un peintre qui referait toujours le
même tableau avec le même modèle.
Gen Paul, en dehors du fait qu'il maniait l'argot d'une
façon extraordinaire, il avait un culot, un aplomb
incroyable. Il était reçu, comme on dit, dans le " grand
monde " et il se permettait des trucs... Je l'ai vu, je
l'ai vu... un soir on bouffait chez une dame qui
achetait ses tableaux, il y avait un tas de gens
importants autour de la table, c'était du genre cravate,
et puis un type parle un peu fort et Gen Paul veut me
dire un truc. Alors il siffle, très fort, d'un seul
coup, entre ses doigts, et il crie : " Ta gueule,
gros con, faut que je jacte à Alphonse ! " Tu vois
le froid que ça peut jeter... Quand il allait dans une
galerie et qu'il y avait un tableau qui lui plaisait
pas, il pissait dessus. Il se vantait, d'ailleurs,
d'être l'homme qui pissait le plus haut de Paris. Quand
il était bourré, dans un restaurant, il ouvrait la
porte, et il pissait dehors, ou il sortait dans la rue
et il pissait à la hauteur des fenêtres... J'ai su que
pendant la guerre, il avait fait un voyage en Allemagne
avec Céline, eh oui, et dans un dîner officiel, Céline
qui ne buvait pas, et qui était malin, sournois, avait
poussé Gen Paul à déconner. Il lui disait : " Allez,
Gégène, fais-nous Adolf ! "
L'autre s'était mis du noir sous le nez et avait
commencé à faire Hitler devant les Allemands glacés. Gen
Paul est aussi l'inspirateur du personnage de Jean Gil
dans la Traversée de Paris de Marcel Aymé, un mec
qui engueule tout le monde... Ça a donné Gabin dans le
film d'Autan-Lara. D'ailleurs la fameuse réplique : " Salauds
de pauvres ! " est de lui. Il engueulait vraiment
tout le monde, Gen Paul. Quand il donnait du fric à un
garçon dans un restaurant, il était généreux, c'était
toujours un gros billet, il pouvait pas s'empêcher
d'ajouter : " Pauv' minable, pauv' con, t'es un
larbin, tu vas lécher mon cul ! " Il engueulait les
pauvres comme les riches.
Il parait qu'avant-guerre, il avait traité Greta Garbo
comme ça... Il avait d'étranges rapports avec les
femmes... il faut dire qu'elles avaient du mal à habiter
avec lui... c'était un décor à la Zola, une piaule de
Zola, complètement dégueulasse, il avait de très beaux
costards, une veste de tweed, il essuyait ses pinceaux
après, et dans tout ça une espèce d'élégance, une
chevelure blanche qui a tenu jusqu'au bout, une gueule
de vieux marin, un très grand charme...
Il ne m'en a jamais rien dit, mais j'ai su qu'il avait
été terriblement blessé à la guerre... non seulement sa
jambe coupée très haut, mais le corps criblé d'éclats
d'obus. Il souffrait tout le temps... il se foutait un
peu de la gueule de Céline, avec sa blessure bidon à la
tête, tout ça c'était pas vrai, il disait... De temps en
temps, il avait des grands coups de gueule contre
Céline, il disait : " C'est un pingre, c'est moi qui
suis obligé de payer des huîtres à Mme Céline "...
qu'il appelait la Pipe. Pas pour des raisons cochonnes,
mais plutôt " tête de pipe ", en abrégé, la pipe... j'ai
appris encore des trucs d'argot avec lui, comme avec
Céline qui a très bien pigé ce langage de la rue qui
produit tout le temps des néologismes.
La déformation célinienne des mots, c'est une chose
que le petit peuple, le jacteur des rues faisait
beaucoup. Par exemple, le mot d'argot pour dire le
populo, c'est le trèp c'est le troupeau, il avait
déformé ça en trèfle, il disait le monde c'est le
trèfle... le chat c'est le greffier, il disait grifton,
ne pas confondre avec le griveton qui veut dire soldat.
Pourquoi ? parce que quand le soldat partait en guerre
avec son fusil, les copains disaient : " Alors, tu
vas aux grives ", tu vas chasser les grives, d'où
griveton... c'est cet esprit d'ironie, c'est ça la
gouaille... un autre truc : les macs, les souteneurs,
ils avaient besoin d'une feuille de paie, alors ils
travaillaient quarante-huit heures, ils prenaient un
petit boulot, décharger des trucs, d'où l'expression "
aller au charbon ".
Il y avait comme ça une grande langue populaire. Avec
un maximum d'inventions, spontanées, c'est ça le
problème, essayer de fixer ces inventions qui sont très
fugitives. Ce qu'il faut surtout, c'est ne pas être
figé, j'ai peur que la langue s'appauvrisse, je dis
qu'une langue a l'argot qu'elle mérite. "
(Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle,
Plon 1988, Presses Pocket, p. 190).
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